Le 19 janvier dernier était organisée à l’Université Catholique de Lyon une journée d’étude autour de travail du philosophe et mathématicien Olivier Rey. « Quelle philosophie du développement humain sur une planète limitée ? » telle était la question qui réunissait des universitaires de toutes disciplines mais aussi de personnalités de la société civile. Organisée par le Centre de Recherche en Entrepreneuriat Social, la Chaire Jean Bastaire, les associations Chrétiens et Pic de Pétrole et Les Alternatives Catholiques, cette journée avait pour objectif de mettre en valeur et d’interroger la pensée d’Olivier Rey dans l’esprit de l’écologie intégrale.

Si l’on reconnaît la richesse d’une pensée à la diversité des disciplines avec laquelle elle entre en dialogue, alors la pensée d’Olivier Rey s’avère d’une richesse considérable. La journée d’étude du jeudi 19 janvier à l’université catholique de Lyon en a apporté la preuve. Autour du philosophe et mathématicien étaient rassemblés des philosophes, des théologiens, des économistes, ainsi que des membres de la société civile dont les racines de l’engagement sont en résonance avec la réflexion menée au fil des livres par Olivier Rey. En introduisant la journée, Emmanuel Gabellieri, professeur de philosophie et vice-recteur de la Catho (Université catholique de Lyon), n’a pas manqué de souligner la dimension engagée de sa pensée. « Qu’aurait pensé Simone Weil de Laudato Si’ ? », a-t-il ainsi demandé.

Les mathématiques conviennent davantage aux jeunes. « Après, soit on devient fou, soit on trouve des accommodements avec la vie. »

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Olivier REY

La journée a commencé par une présentation de ses travaux par l’auteur. Comme il n’est pas banal de voir un mathématicien demander à changer d’affectation au sein du CNRS pour se consacrer à la philosophie, Olivier Rey a commencé par expliquer les raisons d’une telle démarche à son auditoire. Il cite alors le mathématicien René Thom : « les mathématiques, c’est bien, à condition de ne pas en faire toute sa vie ». Olivier Rey explique cette plaisanterie qui ne l’est pas tant. Les mathématiques demandent en effet de consentir à une absence à soi-même pour se mettre à leur service. La discipline convient davantage aux jeunes. « Après, soit on devient fou, soit on trouve des accommodements avec la vie. » Pascal a ainsi mis les mathématiques entre parenthèses quand il s’est consacré à l’existence de Dieu, sauf quand il souffrait d’une rage de dents : les mathématiques le décentraient de sa personne et lui permettaient ainsi d’éviter la souffrance.

Quelle taille pour la Cité ?

9782234077652_1_75Place à la philosophie, donc. Une question de taille son troisième essai, était à l’origine une commande sur le philosophe Ivan Illich et l’actualité de sa pensée. Pour ne pas se borner à une approche trop banale, du type « lllich, sa vie, son œuvre », Olivier Rey a essayé de trouver une clé de lecture à l’ensemble de ses travaux, les questions d’échelle.

Après cette intervention liminaire, la matinée fut consacrée à la politique. Henri Pérouze, représentant l’association lyonnaise Chrétiens et pic de pétrole, et Paul Colrat, président des Alternatives Catholiques et docteur en philosophie, ont questionné la démesure de nos organisations politiques. Henri Pérouze aborda le thème de la cité face au gigantisme. Peut-on encore parler de cités pour nos villes, alors que nous vivons dans des mégalopoles ? Le  même gigantisme gagne aussi, note Henri Pérouze, des associations au départ mutualistes, comme Groupama ou le Crédit Agricole. Face au fétichisme de la démesure, comment revenir à une société plus humaine ? Et Henri Pérouze de poser une question cruciale à Olivier Rey : faut-il pour cela hâter l’effondrement futur de la société ? Olivier commença par revenir sur les problèmes humains fondamentaux relevés par Hegel : avoir de quoi manger, avoir un toit sur la tête, être reconnu par ses semblables.  En ce sens, le système de consommation n’est, pour Olivier, pas matérialiste mais sémiotique. Les objets possédés nous permettent de nous situer à intérieur de la société. Plutôt que de faire s’effondrer les sociétés, il faudrait arriver à ringardiser le système de reconnaissance actuel et faire en sorte que ce soit celui qui a une Rolex à cinquante ans qui ait raté sa vie.

Paul COLRAT, philosophe et co-fondateur des Alternatives Catholiques

Paul COLRAT, philosophe et co-fondateur des Alternatives Catholiques

Paul Colrat est revenu quant à lui sur la question de la taille juste de l’organisation collective. La critique de la quantité implique pour lui une critique de la politique. Cela laisse ouverte la question de la définition de l’action commune. Le président des Alter Cathos a proposé une mise en dialogue de la pensée d’Olivier Rey avec celle d’Aristote, de Michel Foucault, du Comité invisible et de William Cavanaugh. Avec Aristote, pour les questions de taille de la cité ; avec Michel Foucault, pour l’origine politique de la statistique (statistique qui est l’objet du dernier livre d’Olivier Rey, Quand le monde s’est fait nombre) ; avec le Comité invisible pour qui la crise actuelle est une crise de la présence ; avec le théologien William Cavanaugh, enfin, pour qui la liturgie a une dimension politique. Au milieu de son développement, Paul Colrat a proposé un intermède au titre surprenant : « Jésus, Foucault et les statistiques ». La naissance du Christ intervient pendant un voyage de ses parents pour se faire recenser. Mais l’évangile ne fait nulle mention d’un recensement de la sainte famille. La naissance du Christ dans l’évangile de Luc n’est-elle pas aussi une naissance antipolitique ? Le Christ a échappé au recensement administratif décidé par l’empereur Auguste, et cela doit donner une tâche politique aux chrétiens : se lever contre les quantifications destructrices de la dignité de l’homme. En conclusion, revenant sur la pensée de Cavanaugh, Paul Colrat a demandé si l’Église n’était pas ou ne devait pas être un assemblage de contre-pratiques ? En réponse à cette intervention, Olivier Rey a rappelé sa formule : « il faut que la taille reste limitée pour que le nombre ne prenne pas toute la taille ». Ainsi, si les Grecs considéraient les Perses comme des barbares, c’est parce qu’ils ne vivaient pas dans des cités mais dans un empire, et que donc, selon eux, ils ne pouvaient pas avoir d’accès direct à la politique. La question de savoir si la politique peut être féconde ou destructrice est directement liée à une question d’échelle.

Attention à l’homme

Après la politique, l’après-midi fut consacrée à l’histoire des sciences, la philosophie et la théologie. Emmanuel d’Hombres, maître de conférences à la Catho de Lyon en philosophie et en histoire des sciences, a proposé une réflexion sur la limite et la division du travail. Cette notion est en effet une notion quantitativiste, car la division du travail dans les mécanismes de production augmentent de façon exponentielle la quantité d’objets produits.  Elle fait intervenir l’idée d’un ratio. Or, souvent, quand les économistes pensent à la limite de la division du travail, ils pensent à la limitation de l’extension du marché et pas à la limite de la disponibilité des ressources. Pour repenser une division du travail respectueuse des effets psychologiques et moraux sur les individus, Emmanuel d’Hombres a fait appel à l’approche écologique de la division du travail de Darwin, et rappelé qu’au sein des écosystèmes, celle-ci sert à diminuer la compétitivité et la compétition. Darwin n’applique pas cette notion  uniquement aux organes dans un seul corps mais aux organismes entre eux. À la fin de l’exposé, Emmanuel Gabellieri a soulevé la question des liens entre la division du travail et la mathématisation du monde, l’un des objets de recherche d’Olivier Rey.

C’est justement Emmanuel Gabellieri, philosophe spécialiste de Simone Weil,  qui a succédé à Emmanuel d’Hombres au micro. Il y aurait une étude à faire, a-t-il affirmé, sur l’attention à la condition humaine chez Olivier Rey comme chez Simone Weil. Le problème de l’homme est en effet d’articuler sa finitude et sa quête d’infini. Par quoi se caractérise l’attention à la condition humaine chez Olivier Rey ? Par le constat du bouleversement des conditions d’existence de l’homme moderne et contemporain par le développement technique, constat qui se double d’une analyse des causes. Par une ontologie ou une philosophie de l’être : il y a implicitement ou explicitement, selon les moments, une philosophie de la réalité. Par une ouverture, enfin, vers une métaphysique ou une pensée religieuse, mais toujours discrètement, sans jamais qu’elle soit autonomisée. Comme Simone Weil, Olivier Rey ne s’est jamais donné comme objet le divin en tant que tel. Simone Weil écrivait à Londres « mon objet n’est pas Dieu mais le monde ». Ce qu’Olivier Rey a confirmé en réponse : il n’a pas en projet de systématiser une métaphysique.

REVOL

Fabien REVOL

Les limites sont créatrices

Le dernier intervenant de la journée fut Fabien Revol. Pour le jeune théologien, l’idée principale d’Une question de taille est que l’ordre de grandeur fait partie de l’essence d’un être. Son corollaire est qu’il y a une différence entre transgresser une frontière ou une limite et nier son existence.  Cette idée renvoie selon Fabien Revol, en tant que théologien, au statut de l’être créé. L’interdiction de consommer l’arbre du bien et du mal est le moment où Dieu dit à Adam et Ève : « vous n’êtes pas Dieu et créateurs, mais, moi, je le suis ». L’instauration du Sabbat est une invitation à toute la création à se reconnaître comme créature devant Dieu. Dieu pousse la logique encore plus loin dans le Nouveau Testament : dans l’Incarnation, Dieu lui-même assume les limites qu’il a posées. Cela conduit Fabien Revol à formuler l’idée que la limite peut être comprise comme un moyen de créativité. Lors de la création du monde, en séparant les éléments, Dieu pose des limites et fait en même temps un acte créateur. Quand il créé les animaux « selon leur espèce », l’expression hébraïque marque la délimitation, et la faune créée est pourtant d’une diversité merveilleuse. Pour rebondir sur ce propos, Olivier Rey revient au mythe de Prométhée. Les interprétations modernes en oublient le dernier épisode, Prométhée délivré, où Prométhée se réconcilie avec Zeus. Le sens de ce mythe est que la transgression n’est qu’un mouvement qui doit aboutir à un ordre meilleur. À l’appui de l’idée de limite créatrice, un intervenant cite l’exemple de la membrane cellulaire : elle est à la fois une séparation, une limite, et une interface d’échange entre l’intérieur et l’extérieur de la cellule.

On le voit, la journée fut extrêmement riche. Et le périlleux exercice du compte-rendu oblige à synthétiser, donc à passer sous silence certains développements tout aussi stimulants. Militants engagés dans ce qu’on appelle la société civile ou enseignants-chercheurs, personnes intéressées toutes les dimensions pratiques et militantes des réflexions sur la limite et les échelles ou intellectuels préférant en explorer les aspects théoriques, tous sont repartis avec le sentiment que la réflexion d’Olivier Rey avait quelque chose à leur apporter. C’est aussi à sa capacité de ne pas parler pas uniquement au monde des idées mais à apporter sa contribution à l’action politique et collective qu’on reconnaît la fécondité d’un auteur.